De Fabel van de illegaal 40/41, été 2000

Par: Eric Krebbers

Traduit de l'anglais en français par Yves Coleman (Ni patrie ni frontières)


ATTAC laisse la porte ouverte à des alliances douteuses

La section néerlandaise de l'organisation française ATTAC a été fondée en novembre 1999. A travers l'introduction de la taxe Tobin cette organisation souhaite réduire « les flux des capitaux spéculatifs ». La plupart des magazines de gauche néerlandais (à l'exception de Dusnieuws) ont accueilli cette initiative de façon favorable et acritique. Dans d'autres pays, cependant, une discussion s'est engagée sur les analyses et objectifs d'ATTAC.

Le sigle ATTAC correspond à Action pour la Taxe Tobin pour l'Aide aux Citoyens. Cette organisation veut imposer une « taxe Tobin » de 0,5 % sur toutes les transactions financières internationales pour « diminuer les flux du capital spéculatif »1. ATTAC a été créée en juin 1998 suite à la crise économique asiatique.

Aujourd'hui, l'organisation possède des sections dans plus de vingt pays. La section néerlandaise est installée dans les locaux du Fond XminY (Cette fondation de gauche a été fondée dans les années 70. Les initiales font référence au Produit national brut (X) moins (min) un pourcentage (Y) envoyé au « tiers monde, NdT.)

Hans van Heijningen, président d'ATTAC-Pays-Bas, est également le coordinateur de XminY. Susan George, politologue franco-américaine, vice-présidente de ATTAC-International et assistante-directrice du Transnational Institute (TNI), domicilié également dans l'immeuble de XminYA, a assisté à la première réunion publique d'ATTAC aux Pays-Bas.

Économie politique

L'économie n'est pas une science neutre. Elle repose toujours sur des choix politiques dont les modèles sont utilisés pour comprendre les processus économiques. L'intérêt relativement unilatéral d'ATTAC (et de beaucoup d'autres opposants à la « mondialisation économique ») pour le « capital spéculatif » va de pair avec l'usage des modèles économiques le plus souvent quantitatifs à la mode aujourd'hui. Ils accordent uniquement de l'importance aux secteurs de l'économie qui manipulent beaucoup d'argent.

Dans les pays pauvres du Sud, les travailleurs, par exemple, reçoivent habituellement un très petit salaire. Les économistes estiment donc que leur contribution à l'économie mondiale est assez faible. Le même préjugé s'applique aux migrants et aux réfugiés en situation irrégulière. Dans les prisons néerlandaises on les paie moins d'un demi-dollar de l'heure. Cependant, leur travail est indispensable pour un certain nombre de secteurs de l'économie néerlandaise. Par exemple, l'horticulture n'aurait pas survécu sans le travail des sans-papiers.

Colonialisme

Les historiens de droite pensent pouvoir prouver que cinq cents ans de colonisation n'ont eu qu'une influence mineure sur la richesse des pays colonisateurs. Et en vérité, le coût des matières premières et du travail qui ont été volés, le plus souvent à travers l'esclavage, ne représentait presque rien en comparaison avec les prix payés dans les métropoles coloniales. Mais sans des siècles de travail servile et de rapines matérielles le capitalisme ne serait pas là où il est aujourd'hui. Les modèles quantitatifs refusent d'accorder la moindre place aux peuples opprimés et exploités et attribuent tout ce qui a été accompli dans l'histoire au riche « homme occidental ».

De même, le travail dans la sphère de reproduction, travail non payé ou très peu payé, effectué surtout par des femmes, est généralement négligé. Le « travail » de la nature et la destruction de celle-ci ne font pas partie des modèles quantitatifs. Les modèles quantitatifs modernes sont donc presque, par définition, racistes, patriarcaux et anti-écologiques. Ils ne s'intéressent absolument pas à la structure sur laquelle repose le capitalisme.

D'un autre côté, l'importance du « capital spéculatif », est habituellement surestimée par ces mêmes modèles quantitatifs. Certains estiment que 1 500 milliards de dollars changent de main plusieurs fois par jour sur les marchés des changes dans les pays riches. Cela représente une somme considérable mais des auteurs allemands comme Thomas Eberman et Rainer Trampert, par exemple, ont démontré que la part du « capital spéculatif » croît légèrement, mais que 90 % du capital reste fixé dans les principaux pays riches. Selon eux, ceux qui concentrent toute leur attention sur les 10 % de capital restant font un choix politique 2.

D'où viennent les crises ?

Les modèles qui dominent la pensée de droite ont grandement contribué à mettre le « capital spéculatif » au centre de l'analyse des crises économiques. Selon ATTAC Pays-Bas, la dégradation des conditions de travail, comme la flexibilité, les licenciements, les attaques contre la Sécurité sociale seraient dus à la liberté circulation des capitaux1.

D'après l'organisation britannique Earth First, il faut prendre la question à l'envers. C'est parce que les travailleurs luttent contre la détérioration de leurs conditions que le capital cherche à se réfugier dans d'autres zones. « Derrière tous les grands discours sur "l'instabilité monétaire" », les « pratiques commerciales et prêts abusifs » et les avertissements de financiers comme George Soros à propos de la dangereuse fragilité du système financier, se cache la véritable réalité : la cause déterminante de la crise actuelle ne réside pas dans les transgressions et les erreurs commises par des banquiers et des spéculateurs, mais dans la réduction des profits par le lutte des classes. » Selon Earth First, la crise mexicaine a été provoquée par la révolte zapatiste, et la crise asiatique (qui a conduit à la création d'ATTAC) a été suscitée par une série de grèves générales des ouvriers coréens, entre décembre 1996 et mars 1997, qui refusaient que l'intensification de leur exploitation s'accroisse encore davantage3.

Le modèle prôné par ATTAC se focalise uniquement sur les transferts d'argent entre les riches. La résistance de ceux d'en bas est invisible dans une telle démarche. C'est pourquoi ATTAC ne peut offrir à la gauche révolutionnaire une véritable perspective fondée sur l'action, quels que soient les rêves de son président Van Heijningen aux Pays-Bas qui souhaite que son organisation devienne le « mouvement anticapitaliste du peuple »4. Son modèle ne peut tout simplement pas voir que les changements économiques se produisent dans le cadre d'une lutte entre le sommet et la base. Par exemple, il ne peut interpréter la flexibilisation que comme une mesure imposée, en temps de crise, à une masse impuissante. Mais en réalité toute « stratégie capitaliste ne peut réussir qu'en se focalisant sur ce qui s'exprime déjà dans le comportement des travailleurs : « la sensation d'étouffement qu'éprouvent les êtres humains, de l'école à la retraite, est liée à la certitude que le travail occupera tout leur temps disponible, et cette sensation a été récupérée pour légitimer et imposer la flexibilisation du travail », selon le groupe allemand Wildcat5.

Des capitalistes bedonnants fumant des barreaux de chaise

En raison de cette focalisation sur le « capital spéculatif », «le processus de production et celui de l'accumulation du capital ne sont plus au centre de l'attention générale ; on s'intéresse uniquement à des clubs d'hommes (et parfois de femmes) influents qui négocient l'avenir du monde entre eux, derrière des portes fermées » a écrit Alain Kessi dans l'hebdomadaire allemand Jungle World 6.

Mais affirme Earth First, « la loi du profit n'a rien à voir avec les actions d'une poignée de gros capitalistes ou multinationales ; pour construire le monde que nous voulons il ne suffira pas de nous débarrasser de quelques capitalistes bedonnants, fumeurs de gros cigares, et qui portent des hauts-de-forme lorsqu'ils assistent à des courses de chevaux.

« Ce qui compte ce ne sont pas les profits individuels réalisés par les capitalistes, mais la contrainte, l'orientation imposés sur la production et la société par ce système qui nous dicte comment travailler et ce que nous devons consommer.

« Toute la démagogie sur les riches et les pauvres, les "gros" et les "petits" ne fait que créer la confusion. L'abolition du capitalisme ne consiste pas à prendre l'argent aux riches, ni à ce que les révolutionnaires le distribuent aux pauvres, mais à supprimer la totalité des relations monétaires3. »

Le capitalisme est une relation sociale entre tous les individus, relation qui force la majorité d'entre eux à vendre leur force de travail pour survivre. L'image d'une petite élite de spéculateurs qui s'opposerait au reste de l'humanité fait l'impasse sur toutes les autres sources (économiques) de pouvoir. En réalité, la plupart des habitants de l'Occident riche profitent du travail bon marché des peuples du Sud.

Et la plupart des hommes profitent du travail gratuit des femmes dans la sphère de reproduction. Une analyse anticapitaliste qui se concentre uniquement sur le « capital spéculatif » ne peut voir ni le patriarcat ni le racisme, et renforce inévitablement ces sources de pouvoir.

Le Monde diplomatique

La plupart des gens qui ont pris l'initiative de créer ATTAC venaient du mouvement trotskyste ou de la gauche traditionnelle, et une bonne partie d'entre eux travaillent pour le mensuel Le Monde diplomatique6. Leur projet de taxer les flux financiers est largement soutenu par les élites politiques et économiques.

A commencer par feu le président François Mitterrand, rejoint par Jacques Delors (ex-président de la Commission européenne), Boutros Ghali (ex-secrétaire général des Nations unies), Barber Conable (ex-président de la Banque mondiale), Alan Greenspan (président de la Banque fédérale américaine) et le spéculateur George Soros -- pour ne nommer que quelques personnalités toutes favorables à une telle taxe.

Tous les partis présents au Parlement néerlandais soutiennent cette campagne, à l'exception du VVD (libéral conservateur). En octobre 1999, le Premier ministre Kok a déclaré : « Les gens qui possèdent des capitaux spéculent trop et n'ont pas assez l'esprit d'entrepreneur. »

Selon lui, nous vivrions sur « une sorte de volcan »7. Van Heijningen et ses collègues l'ont soutenu et ont ajouté qu'il ne devrait pas se contenter de nous mettre en garde. « Il est temps que notre gouvernement élève la voix pour que l'on contrôle les flux de capitaux dans le monde8. »

Pro-étatistes

Une sorte de taxe Tobin sera peut-être encaissée par les États ou les groupes d'États qui coopèrent au sein des Nations unies ou du Fonds monétaire international. De nombreux groupes de la gauche radicale en France critiquent le fait que ATTAC soit autant attiré par l'État. Selon Michel Sahuc du groupe La Sociale de la Fédération anarchiste, la taxe Tobin séduit particulièrement la fraction de l'élite qui cherche un moyen de calmer les tensions sociales. La taxe ne provoquera qu'un changement minime dans le système et les capitalistes ne devront rétrocéder qu'une infime partie de leurs profits. « Cette taxe est du capitalisme pur. Elle signifie non seulement l'acceptation de la spéculation financière, mais aussi des profits, de l'exploitation et de l'inégalité économiques. Elle emprunte le manteau de la justice alors qu'en fait il ne s'agit que d'un mécanisme de contrôle au service du capitalisme 9. »

De même Alternative libertaire, aux Pays-Bas : écrit : « ATTAC n'est pas anticapitaliste, mais en faveur de la régulation du capitalisme. Elle croit que les États servent le bien commun, et qu'ils sont actuellement victimes d'une conspiration des multinationales qui leur volent leur pouvoir. » En réalité, les États ne défendent pas « le bien commun », ils sont censés créer les meilleures conditions possibles, sur le territoire qu'ils contrôlent, afin de permettre au capital de croître en exploitant les prolétaires.

ATTAC semble réellement croire que les revenus d'une taxe Tobin bénéficieraient aux pauvres.

Selon Alternative libertaire, ATTAC a fondamentalement deux objectifs : encourager les gouvernements à essayer de rester au pouvoir et empêcher des explosions sociales.

« Cela signifie créer de nouveaux instruments pour réguler les changements capitalistes les plus barbares et protéger ces instruments contre des perturbations radicales que ces changements pourraient provoquer. D'ailleurs, ils le disent ouvertement. Il faut faire face à deux problèmes : l'implosion sociale et le désespoir politique.

D'après Alternative libertaire, ATTAC n'a jamais remis en cause le principe du profit ou de la distribution inégale des richesses. Au contraire, écrivent les anarchistes, la taxe Tobin vise à stabiliser les relations d'exploitation menacées par les aventuriers de la finance internationale.

Antidémocratiques ? Et alors !

ATTAC ne lutte pas pour des changements à partir de la base, au contraire, elle prône « l'élargissement des pouvoirs des États nationaux ou régionaux pour qu'ils élaborent leurs propres politiques financières et économiques1 ». Que ces États soient « démocratiques » ne semble guère importer aux yeux d'ATTAC. Janten Meijir, collaborateur d'ATTAC et membre de la rédaction du magazine néerlandais Dusnieuws, explique à propos du fait que de nombreux États asiatiques ferment leurs frontières au capital étranger : « Cette politique n'est bien sûr pas fondée sur de beaux principes démocratiques, elle ne sert qu'à protéger les élites (…). Mais je trouve positif que des pays moins puissants prennent ce type de mesures11. »

ATTAC établit une différence radicale entre l'État et le capital : elle veut que les États musèlent le capital.

Mais en réalité tous deux sont complètement entremêlés. Le groupe de Nantes de la Fédération anarchiste française considère que le fait qu'ATTAC sépare idéologiquement l'État du capital « n'est pas seulement pervers mais aussi extrêmement dangereux ».

Michel Sahuc n'est pas surpris par les étranges conceptions d'ATTAC sur les relations entre l'État et le capital, parce que la taxe Tobin n'est qu'un projet de plus élaboré par la gauche étatiste, courant composé de technocrates et de politiciens traditionnellement au service de la bourgeoisie nationale.

Nous devons faire attention, nous prévient-il, « nous sommes sur un terrain dangereux, parce qu'il n'existe pas de frontière claire entre cette sorte de gauche et le fascisme 9 ».

Parlement européen

En Allemagne, de nombreux groupes critiquent les analyses qui fondent les actions unilatérales d'ATTAC contre le « capital spéculatif ».

Selon Gruppe Demontage ce type de raisonnement « laisse la porte ouverte à un anticapitalisme antisémite, car le thème d'un capital étranger, sans attaches, facilite la projection sur "les Juifs" 13 ». Sur ces questions, le lecteur peut ce reporter à l'article « Avec la Nouvelle droite contre la mondialisation ? » 14.

Il n'est donc pas étonnant que l'extrême droite se soit intéressée à la taxe Tobin et aux idées qui l'entourent. En janvier 2000, la proposition de mettre la taxe Tobin à l'ordre du jour du Parlement européen a reçu non seulement le soutien des partis socialistes, communistes et verts, mais aussi celui de l'extrême droite, comme des parlementaires regroupés autour de Pasqua et de Villiers, ces prétentieux cousins de Le Pen. Une petit groupe trotskyste (Lutte ouvrière) s'est abstenu parce que la proposition constituait à leurs yeux un « hymne en faveur de l'économie de marché ». La proposition n'a finalement pas été adoptée15 .

Maintenant ou jamais ?

La vice-présidente d'ATTAC-International, Susan George, a publié en 1999 un livre qui s'intitule Le Rapport Lugano, où elle s'est amusée à écrire un faux prétendument fabriqué par un groupe secret de dix scientifiques qui se seraient réunis dans la ville de Lugano en Suisse. Travaillant pour les élites de la finance qui, selon ce livre, dirigeraient en secret le monde, les savants présentent un certain nombre de recommandations pour mettre fin à la crise du capitalisme. Ils proposent de réduire fortement la population des pays pauvres. Susan George semble avoir surtout voulu effrayer ses lecteurs. Bien qu'elle souligne clairement avoir complètement inventé tout ce qu'il y a dans son livre, elle semble croire que le monde serait en fait dirigé par une petite élite. « C'est pourquoi je ne donnerai pas de noms afin de ne pas risquer des procès », écrit-elle16.

Bien que ce livre ait été écrit par une personne de gauche certainement animée de très bonnes intentions, ce livre rappellera à de nombreux antifascistes Les Protocoles des sages de Sion. Dans Les Protocoles aussi, il est question d'un faux rapport adopté à la suite d'une réunion secrète de sages très riches, dans ce cas des « Juifs », qui discutent de la façon de s'emparer du monde. Les Protocoles ont été utilisés par les nazis pour justifier leur marche au pouvoir. Le rapport Lugano n'est absolument pas antisémite et il ne s'attaque à aucun moment aux « Juifs ». Bien au contraire. Malheureusement son analyse des processus de pouvoir dans le monde n'est pas bien différente de celle des Protocoles des sages de Sion.

La gauche radicale s'éloigne actuellement du terrain de la lutte des classes, et de la lutte contre le racisme et le patriarcat, pour s'engager dans un combat contre une mystérieuse et minuscule élite de spéculateurs. Dans une telle conjoncture, la collaboration avec l'extrême droite est évidemment plus vraisemblable. D'autant plus que des visions du monde apocalyptiques se répandent de plus en plus dans le mouvement altermondialiste. Il faut agir maintenant, sinon ce sera trop tard. Susan George écrit : « L'un de mes amis s'est exclamé en assistant à une polémique entre deux syndicats d'agriculteurs à propos d'un problème relativement mineur : Que les paysans soient de droite ou de gauche, quelle importance cela a-t-il ? Nous n'aurons bientôt plus un seul paysan ! »

Susan George reconnaît que la collaboration avec l'extrême droite est dangereuse -- mais nécessaire. « Aux États-Unis il a fallu que la droite et la gauche s'allient pour battre le droit du président à donner force de loi à des accords commerciaux sans que le Congrès puisse présenter le moindre amendement16. » Une telle collaboration fait-elle de nous des fascistes, se demande-t-elle, de façon purement rhétorique, après avoir pris connaissance de nos critiques 17. Non, bien sûr, mais cela ne fait pas de vous des antifascistes. Car nous ne voyons pas comment la collaboration avec des fascistes pourrait nous rapprocher, ne serait-ce qu'un peu, de la création d'un monde plus libre et égalitaire.

Notes:

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