L’antifascisme doit acquérir une signification plus large et plus profonde que la simple “opposition au fascisme”

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Beaucoup de choses sensées ont été dites et écrites sur les événements de Charlottesville, et sur la nécessité d’un mouvement antifasciste militant, large et international et internationaliste. Il est souvent (et à juste titre) soutenu qu’un tel mouvement exige également une présence plus forte dans la rue – surtout quand, et où, l’extrême droite essaie de se rassembler dans l’espace public. C’est précisément ce que démontrèrent les récentes mobilisations antifascistes à Charlottesville et à Boston, et tel était aussi le message de nombreuses marches de solidarité ailleurs dans le monde.

En dehors des nombreuses choses qui ont déjà été dites, je voudrais faire un certain nombre de remarques:

Traduit par Yves Coleman
pour Ni Patrie ni frontieres
Original text in English

– Premièrement, il faut souligner que, même si le pouvoir de mouvement de mobilisation des mouvements suprématistes et néo-nazis blancs croît dans le monde occidental, ce n’est pas la source de leur succès politique. Le pouvoir de l’extrême droite repose principalement sur son ou ses discours. Contrairement aux précédents mouvements fascistes du XXe siècle, ces nouveaux mouvements ne font que réagir à d’autres tendances qui se manifestent depuis longtemps (dans les institutions publiques comme dans les médias – sociaux ou pas). Trump a peut-être reçu un soutien précieux de la prétendue “Droite alternative” (“Alt-Right”), mais sa présidence n’est pas le produit ou le résultat des succès de ce mouvement. C’est tout à fait le contraire: Charlottesville n’aurait peut-être pas été possible sans l’élection de Trump. On peut faire une analyse similaire à propos de l’Europe: le soutien croissant dont les partis et les politiciens d’extrême droite bénéficient dans l’opinion publique conduit à une augmentation de la violence d’inspiration raciste et fasciste, mais la popularité de l’AfD allemande, du PVV néerlandais, du Front national français, de l’UKIP britannique et de beaucoup d’autres formations ne dépend guère du potentiel mobilisateur des mouvements fascistes “classiques” et des mouvements suprématistes blancs (ou des actes terroristes d’individus comme Anders Breivik).

– Cela signifie que, évidemment, une stratégie fondée sur la seule confrontation physique ne suffira jamais. Nous avons affaire à un discours politique raciste incroyablement répandu et largement accepté, de nos jours. Ce discours fait des victimes à Charlottesville ou à Utøya, mais plus encore à la frontière américano-mexicaine et en Méditerranée. Ce discours raciste est promu ou soutenu par certains des politiciens et décideurs politiques les plus puissants au monde – les mêmes personnes qui, chaque fois que cela sert leurs intérêts, rejettent volontiers la violence des militants fascistes (bien que, dans ce cas, ils choisissent généralement de souligner que la violence vient “des deux côtés”). Notre but doit être de briser le pouvoir de leurs discours – sinon, les mobilisations de rue antifascistes ne feront que combattre des symptômes, pas les causes.

– Cela ne veut pas dire, cependant, que les manifestations et, si nécessaire, les affrontements dans la rue ne sont pas fondamentaux pour développer un mouvement antifasciste. En fait, je pense qu’ils sont essentiels, précisément parce que le discours de la gauche antifasciste n’a pas actuellement le même pouvoir que celui de la droite néo-fasciste. Les mobilisations antifascistes ont une fonction politique stratégiquement opposée à celle de l’extrême droite: dans le cas des antifascistes, les mobilisations de rue doivent servir à susciter de nouveaux discours contre-hégémoniques et de nouvelles alliances politiques, alors que les mobilisations d’extrême droite ne servent qu’à manifester une hégémonie discursive qu’ils possèdent déjà.

– “L’antifascisme” doit acquérir une signification plus large et plus profonde qu’une simple “opposition au fascisme”. Ce doit être un «non» qui donne naissance à beaucoup de “oui” – une affirmation constitutive qui aide à former de nouvelles stratégies et identités politiques. Ou, en termes un peu moins académiques: sur la base d’une opposition commune contre “eux” et ce qu’”ils” représentent, nous devrions être capables de forger de nouvelles idées partagées sur qui “nous” sommes et ce que “nous” voulons. Je pense que, en ce moment, la lutte politique contre le fascisme et le racisme peut mieux remplir ce rôle d’articulation que n’importe quel autre sujet.

– Les antifascistes blancs (1) doivent se rendre compte que leur antifascisme est aussi un acte de légitime défense, et pas simplement une tentative de défendre “l’Autre”. Beaucoup de gens de couleur ont combattu le racisme toute leur vie, et leur engagement dans cette lutte n’a jamais été volontaire. Ainsi, les antifascistes blancs ne devraient jamais prétendre qu’ils “protègent” d’autres minorités dans la société – le besoin même d’une lutte antifasciste démontre en premier lieu leur incapacité à offrir une telle “protection”. Ce point est particulièrement important parce que, comme nous l’avons dit, le succès d’un mouvement antifasciste dépend largement de sa capacité à forger des alliances transversales et à créer de nouveaux discours partagés et contre-hégémoniques. Les antifascistes qui se considèrent comme de “nobles protecteurs” venant au secours d’autres minorités, échoueront inévitablement à le faire.

– Il est relativement facile d’obtenir que l’opinion publique soutienne un antifascisme militant qui se contente d’attaquer l’extrême droite “classique” (ou la droite prétendument “alternative”). Cependant, cela devient plus difficile lorsque le véritable ennemi est un parti respectable ou un président élu “démocratiquement”. Même une partie substantielle de la gauche blanche (2) insistera sur le fait que le pouvoir de ces partis ou politiciens est légitime, et que leurs conceptions extrémistes de droite ne peuvent être combattues que par des arguments rationnels et dans un débat public – pas dans la rue, et certainement pas de façon militante. Afin de créer un soutien plus large à la gauche antifasciste, nous devons d’abord convaincre un public plus large que les “excès” observés à Charlottesville et ailleurs sont les résultats inévitables d’une tendance beaucoup plus vaste qui influence les discours publics. Pour qu’un nouveau mouvement antifasciste réussisse, il faut qu’il arrive à faire passer le message suivant: 1) nous ne combattons pas simplement les “excès” de discours qui seraient par ailleurs légitimes sur le plan démocratique, mais nous combattons directement ces discours dominants eux-mêmes; 2) la mobilisation de la rue est une partie nécessaire de ce processus, précisément parce que c’est à de tels moments que de nouvelles alliances et de nouveaux discours peuvent prendre forme.

Mathijs van de Sande

Notes du traduteur (Yves Coleman)
1. Ce concept racial est d’autant plus absurde que le “blanc” est une couleur (aux nuances variables puisque les Asiatiques ou les Latino-Américains des classes moyennes et bourgeoises, et souvent même des classes populaires, se considèrent comme “Blancs”, “qualité” imaginaire que ne leur reconnaissent pas généralement les individus d’origine européenne) et qu’une expression comme “gens de couleur” est une formulation raciste utilisée par les Euro-Américains et les Européens! Aucun antifascisme solide ne peut être fondé sur une couleur de peau. Il doit se construire sur des positions politiques claires. Imaginer un autre “discours” suppose de ne pas reprendre à notre compte les concepts de nos ennemis et de nos faux amis identitaires de gauche ou postmodernes.
2. L’auteur a raison de pointer les réflexes paternalistes, d’origine colonialiste, au sein de la gauche ou de l’extrême gauche. Mais ce paternalisme a aussi une dimension sociale, celle des militants petits-bourgeois vis-à-vis des prolétaires, et l’on sait à quel point les petits-bourgeois ont toujours confisqué et confisquent encore la parole et le pouvoir des travailleurs, dans les syndicats, les partis politiques dits “ouvriers”, comme dans tous les mouvements sociaux. Tout comme l’antifascisme, la “gauche” (concept très flou puisqu’il va du Parti travailliste à l’extrême gauche et même, pourquoi pas, à l’anarchisme) n’a pas de couleur, mais bien différentes tendances… politiques qu’il faut déterminer précisément si l’on ne veut pas sombrer dans la confusion et surtout si l’on prétend conclure des “alliances”. Pour s’allier avec des gens “de gauche” il faut avoir un fonds politique commun et solide. Or ce fonds n’existe justement pas si l’on adopte une définition aussi vague que l’auteur (ou plutôt une non-définition)! L’”antifascisme” ou la “gauche” (si l’on veut reprendre ces concepts à notre compte) ne peuvent se définir que sur la base de critères de classe (nous défendons les intérêts des travailleurs pas les intérêts de tous les “citoyens”) et sur une indépendance et une hostilité totales face à l’Etat. C’est au moins sur ces deux points élémentaires que se sont toujours opérés les clivages au sein de la “gauche” comme des mouvements “antifascistes”.