De Fabel van de illegaal 57, Mars/Avril 2003

Par: Eric Krebbers

Traduit de l'anglais en français par Yves Coleman (Ni patrie ni frontières)


Le sionisme est-il le nouvel ennemi du mouvement altermondialiste?

C'était prévisible, mais nous avons quand même été surpris. Le mouvement antimondialisation a découvert l'antisionisme et semble détourner son attention de la mondialisation ou du capitalisme vers Israël et la Palestine. En Italie, le centre du mouvement altermondialiste, les militants ont déjà pris le virage. Aux Pays-Bas, les International Socialists (IS) ont récemment commencé à courtiser la Ligue arabe européenne, une organisation antisioniste.

En juin 1999, l'organisation antiraciste néerlandaise De Fabel van de illegaal a quitté le mouvement altermondialiste. Des campagnes qui prenaient pour principal ennemi la mondialisation ont commencé à promouvoir le nationalisme comme une solution alternative.

Des militants anarchistes ont même commencé à plaider pour un État plus fort et la conservation de «notre propre culture» afin de stopper la prétendue «mondialisation». (Ils ont, par exemple, exprimé ces opinions durant des réunions, des manifestations et lors d'un séminaire organisé par De Fabel van de illegaal et d'autres organisations en août 1998.)

De Fabel écrivit à l'époque que le fait d'analyser le «capital international» ou le «capital spéculatif» était «potentiellement antisémite».

«Potentiellement» parce que l'idéologie de cet anticapitalisme à courte vue présente d'énormes similitudes structurelles avec l'antisémitisme, même si personne n'évoque le fait que «les Juifs» posséderaient le «capital international»1.

Les victimes palestiniennes

Cette dérive potentielle menace de se réaliser aux Pays-Bas à travers la convergence entre IS, groupe trotskyste très actif dans le mouvement altermondialiste néerlandais, et la Ligue arabe européenne qui est en train de se développer.

La Ligue arabe européenne présente le nationalisme arabe comme la seule solution pour tous les problèmes que rencontrent les immigrés en Europe2. Les nationalistes ont fait la une des médias à la fin du mois de novembre 2002 lorsque des émeutes ont éclaté à Anvers après l'assassinat raciste de Mohammed Achrak. La LAE a été complètement criminalisée par les médias.

Pour commémorer la mort d'Achrak et montrer sa «solidarité avec la lutte de la LEA», IS a organisé une réunion le 7 décembre, aux alentours du consulat belge, à Amsterdam. «Nous ne voulons pas nous intégrer dans une société qui place le profit au-dessus des intérêts de la population et ne se soucie pas des victimes palestiniennes de la terreur israélienne», a déclaré le dirigeant d'IS Peyman Jafari lors d'une réunion3.

Certains militants d'extrême gauche n'ont peut-être pas compris pourquoi Peyman a mentionné la Palestine à cette occasion. Mais pour les membres nationalistes de la LEA, le message de Peyman était sans doute parfaitement clair : à Anvers comme en Palestine, la «nation arabe» est une victime. Les paroles de Peyman sonnaient clairement comme un appel du pied à la LEA.

Trois semaines plus tard, la LEA a publié une «lettre ouverte au mouvement altermondialiste» sur son site Web4. «La LEA est par définition un mouvement altermondialiste, peut-on y lire. La nation arabe et la communauté musulmane (l'Oumma) ont depuis 1991 été le fer de lance de la lutte contre la violence de la mondialisation.» «Le mouvement altermondialiste devrait lier le combat de ces nations qui résistent», écrit un militant de la LEA sur le site Indymedia Belgique5. Dans une lettre ouverte, la LEA utilise un langage extrêmement militariste. Selon la LEA, la «mondialisation» c'est la guerre, et nous n'aurions plus le temps de discuter des méthodes ou des objectifs. «Ripostons d'abord, on philosophera ensuite.» Pour la LEA, cette attitude ne serait pas dangereuse car, selon son site, «notre culture arabe islamique nous garantit que nous ne tomberons jamais aussi bas et que, en résistant, nous ne deviendrons jamais aussi barbares que nos ennemis».

Le Liban

Dans sa lettre ouverte, la LEA parle au nom de la «nation arabe», «nation» qui lutterait, paraît-il, indépendamment des États. «Notre soutien à la résistance de la nation (arabe) doit être explicite et inconditionnelle, quels que soient les dilemmes éthiques et moraux auxquels nous sommes confrontés.» C'est pourquoi la LEA soutient les attentats suicides commis contre des civils par des fondamentalistes musulmans -- qui préfèrent s'appeler des islamistes. «Au Liban, la résistance contre Israël a été un succès, écrit l'AEL, parce qu'il s'agissait d'un front national qui a refusé de négocier et qu'aucun État n'a pu contrôler. Dans ce front, islamistes, nationalistes et communistes ont combattu ensemble pour la liberté de leur nation.» C'est ce que la LEA veut aussi faire en Europe : «Le mouvement altermondialiste ne doit pas être un club réservé seulement aux marxistes et aux anarchistes, écrit la LEA. Nous ne voulons pas coopérer avec l'extrême droite mais nous appelons l'extrême gauche, les révolutionnaires religieux du centre et les nationalistes progressistes à s'unir dans un seul front. La LEA est elle-même l'exemple d'un tel front.» Aux yeux de la LEA, les «révolutionnaires religieux du centre», c'est-à-dire les fondamentalistes musulmans, ne sont pas d'extrême droite.

«Nous devrions livrer des armes à tous ceux qui résistent contre les États-Unis. Car dans le monde entier il n'y a qu'une seule lutte : contre les États-Unis», affirme la LEA sur son site. La «mondialisation» et la tendance globale à la constitution d'un «Empire» sont, selon cette lettre ouverte de la LEA, surtout stimulées par les États-Unis, les «multinationales et les cartels». Mais le summum de la «mondialisation», sa forme la plus violente, serait, d'après la LEA, le nationalisme juif : le sionisme. Grâce à cette analyse, la LEA montre bien comment l'antisémitisme potentiel dans le concept de «mondialisation» peut se concrétiser : en fin de compte, pour la LEA, les Juifs sont le problème principal. «Nous soutenons toute personne qui combat aujourd'hui le sionisme et l'impérialisme», affirme le site Web de la LEA.

L'émancipation

La lettre ouverte de la LEA a été diffusée par les trotskystes d'IS en Hollande. En même temps, un article enthousiaste en faveur de la LEA est paru sur le site Web d'IS, article écrit par un membre dirigeant de cette organisation : Pepijn Brandon. Le titre disait tout : «Abou Jahjah a raison6. » «Nous nous réjouissons que Abou Jahjah soit en train de développer des conceptions multiculturalistes», écrit Brandon. Ce militant d'IS prétend que l'identité nationale serait comparable à l'identité révolutionnaire. «Pour un groupe opprimé, la fierté vis-à-vis de sa propre identité et le refus d'adopter l'identité que la classe dirigeante veut lui faire endosser sont deux éléments importants dans toute lutte pour l'émancipation.» Ainsi Brandon considère que le nationalisme est «un combat pour sa propre nation» et que ce combat serait le même que le combat contre le racisme et le patriarcat. «Les femmes refusent de se comporter selon une image qu'on veut leur imposer, les homosexuels ne veulent pas s'adapter à la norme hétérosexuelle. Il n'y a aucune raison pour que les gens d'origine arabe n'aient pas la même attitude.» Seul problème : les objectifs du nationalisme sont diamétralement opposés à ceux de l'antiracisme et du féminisme. Les féministes et les antiracistes luttent contre l'oppression pour, en fin de compte, dépasser les différences et les oppositions entre les groupes humains. Par contre, les nationalistes veulent conserver ces différences et même les accroître. De plus, les antiracistes et les féministes, spécialement les plus radicaux d'entre eux, désirent mettre un terme à toutes les relations de pouvoir entre les êtres humains. Les nationalistes, eux, veulent conserver les relations de pouvoir à l'intérieur de leur «propre nation». En d'autres termes, le féminisme et l'antiracisme vont de pair avec l'antinationalisme, pas avec le nationalisme, comme IS semble le penser.

Le rapprochement entre IS et la LEA n'a pas été bien accueilli par toutes les tendances de la gauche radicale. Les militants anarchistes sont farouchement opposés au nationalisme. David, un militant d'Eurodusnie, un collectif de Leiden, a écrit dans une lettre ouverte à IS : «Cela peut sembler ringard, mais je rejette le nationalisme et je pense qu'au mieux la religion devrait être un passe-temps personnel, que les gens devraient garder pour eux.» Ce lecteur s'étonne que IS veuille collaborer avec un groupe qui désire principalement combattre le sionisme. «Je n'ai jamais lu que le capitalisme constitue un problème pour la LEA (elle ne mentionne même pas son existence dans sa lettre ouverte), écrit David. Le capitalisme représente bien plus que "la méchante Amérique". En Europe et dans les pays arabes, il existe des gens et des classes qui bénéficient du capitalisme et d'autres qui en sont les victimes.» Jusqu'ici, ni IS ni la LEA n'ont répondu à David.

Le 9 janvier 2003, IS a diffusé un document concluant la conférence du Caire où il est écrit : «La solidarité avec l'Irak et la Palestine fait partie de la lutte internationaliste contre la mondialisation néo-libérale.»

Pour participer aux élections de 2003 en Belgique, la LEA est en train de constituer une liste commune avec le Parti du travail de Belgique (groupe mao-stalinien), les trotskystes du SAP, et des militants écologistes et altermondialistes. Dans un rapport sur les négociations, le SAP écrit entre autres que la LEA soutient la résistance palestinienne, y compris les fondamentalistes du Hamas et du Djihad islamique. Sur d'autres questions ils ont apparemment d'importantes divergences politiques. Et bien que le rapport du SAP considère que les opinions du dirigeant de la LEA, Ayou Jajah soient «réactionnaires», le SAP a décidé de continuer les pourparlers8.

Les foulards palestiniens

Après le 11 septembre, la Palestine semble être devenu le grand thème unificateur du mouvement altermondialiste. Apparemment seule la critique d'Israël réussit à rassembler les nombreuses tendances politiques du mouvement européen. Lors de récentes manifestations de masse en Italie, pays où le mouvement altermondialiste est probablement le plus puissant, la Palestine semble être devenu le principal point de référence. Beaucoup de militants évoquent une «Intifada mondiale contre la mondialisation» et ils crient souvent : «Nous sommes tous des Palestiniens.» Parfois on a l'impression que le mouvement altermondialiste considère que le gouvernement d'extrême droite en Italie est moins important que celui de Sharon à quelques milliers de kilomètres de chez lui.

«La politique israélienne s'est-elle mondialisée ?» s'est demandé, de façon purement rhétorique, Luisa Morgantini, dirigeante du mouvement altermondialiste italien et membre du Parlement européen en été 20019. Elle faisait alors allusion aux barrages établis dans le centre de Gênes pour empêcher les manifestants altermondialistes de s'approcher des réunions du G8. Selon Morgantini, Sharon aurait proposé de telles mesures à la police italienne durant sa récente visite en Italie. De même, les contrôles sévères contre les refugiés seraient le produit, paraît-il, de la politique mondiale de Sharon !

Le boycott d'Israël

Des organisations altermondialistes importantes comme Ya basta ont appelé, le 1er mars 2002, à un boycott des produits israéliens. Des organisations moins radicales comme ATTAC et des syndicats se sont joints à la lutte contre Israël. Des manifestants crient que Sharon «le nouvel Hitler», selon eux, doit cesser son «génocide des Palestiniens». Lorsque les manifestants ont défilé dans le quartier juif de Rome on a entendu de nombreux slogans injurieux contre «les Juifs». De façon presque inévitable l'antisionisme fait sa jonction avec l'antisémitisme10.

En novembre 2002, durant le Forum social européen de Florence, la Palestine est devenue un thème central. La femme d'un dirigeant emprisonné du Fatah, mouvement ultranationaliste, a été traitée comme une héroïne lors d'un meeting spécial à ce sujet. Un orateur a même affirmé que les souffrances de la «nation palestinienne» étaient les «pires de l'histoire de l'humanité11». Près d'un million de personnes ont participé à la manifestation antiguerre du FSE durant laquelle «les Palestiniens» ont été encore une fois mis au centre des débats.

De nombreux manifestants ont contesté le droit d'Israël à l'existence, et ont crié «Sharon dehors, Intifada, inchallah»12.

Attaque d'une synagogue

Même la fraction antiraciste du mouvement altermondialiste n'est pas exempte d'antisémitisme. Au cours d'une manifestation à Strasbourg, en été 2002, des militants ont attaqué une synagogue en criant «Ce sont des nazis !» L'incident n'a pas été plus loin parce qu'une trentaine de militants se sont interposés pour protéger le lieu de culte. Pendant un atelier de réflexion sur la Palestine aucun des participants n'a émis la moindre critique contre les fondamentalistes musulmans qui s'attaquent à des civils israéliens. Un spectateur a même craché sur une traductrice française parce qu'elle atténuait, en les traduisant, les propos hostiles à Israël.

Pourquoi les militants altermondialistes ont-ils besoin de s'identifier avec «les Palestiniens», avec une «nation» ? Nous vivons dans un monde où abondent les guerres, les guerres civiles, les dictatures et les occupations : pourquoi cette obsession contre Israël ? Pourquoi les habitants d'une puissance mondiale comme l'Union européenne continuent-ils à ne dénoncer qu'Israël et les États-Unis comme les «principaux ennemis impérialistes» ? Pourquoi ne se concentrent-ils pas sur les luttes sociales et politiques en Europe elle-même ? Telles sont les questions que les militants altermondialistes doivent absolument se poser.

Notes

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