Pays-Bas: Un doigt d’honneur contre le contrôle des migrations!

(photo: Jan Kees Helms)
(photo: Jan Kees Helms)
Dans cet article les camarades néerlandais expliquent que les chômeurs, les “sans-papiers”, les migrants, les demandeurs d’asile, bref, tous les exploités, se battent courageusement contre les politiques gouvernementales et la répression étatique, et que, au lieu de nous complaire dans des litanies moroses et catastrophistes, nous devrions plutôt souligner nos petites et grandes victoires quotidiennes (NPNF).

Le texte original en néerlandais
(18 janvier 2013)

Traduit en Français par Yves Coleman pour Ni patrie ni frontières.

This text in English

Chaque jour, des dizai­nes de mil­liers de deman­deurs d’asile et de migrants stig­ma­tisés comme “clan­des­tins” lut­tent contre les poli­ti­ques répr­es­sives de ges­tion de l’immi­gra­tion, tout sim­ple­ment en sur­vi­vant ici et en refu­sant de quit­ter ce pays. Il est dom­mage que les mili­tants de gauche ne sou­li­gnent pas davan­tage l’impor­tance de cette rés­ist­ance dans leurs écrits et leurs dis­cours, et se conten­tent d’énumérer et de condam­ner les dis­po­si­tions de plus en plus répr­es­sives de la loi. En effet, cette atti­tude pes­si­miste ne sert que les objec­tifs du gou­ver­ne­ment.

Dans son arti­cle inti­tulé “Quelles pers­pec­ti­ves après les élections?”, Piet van der Lende, du groupe Doorbraak, a émis un cer­tain nombre de réflexions cri­ti­ques impor­tan­tes sur la façon dont les mili­tants comme lui-même font face à la mul­ti­pli­ca­tion des nou­vel­les mesu­res gou­ver­ne­men­tale contre les chômeurs.

Il écrit notam­ment: “C’est seu­le­ment réc­emment que je me suis rendu compte que moi aussi, j’ai rédigé de nom­breux arti­cles dans les­quels la répr­ession sociale est dépe­inte comme un système auquel il est impos­si­ble d’éch­apper. J’ai pris cons­cience du fait que mes paro­les ne sont pas effi­ca­ces parce qu’elles ris­quent de détr­uire tout le poten­tiel pour d’éventu­elles actions. En effet, en lisant de telles des­crip­tions du panop­ti­que social, la plu­part des lec­teurs ris­quent de conclure: “Oui, il a raison, nous subis­sons un système ter­ri­ble­ment répr­essif, il est impos­si­ble d’y éch­apper, nous ferions mieux d’obéir aux consi­gnes et aux ordres de l’Etat.” Je suis dés­ormais convaincu que nous devons aussi expli­quer aux gens qu’il n’existe pas de système par­fait, que chaque système a ses failles, ses contra­dic­tions et ses dys­fonc­tion­ne­ments. Une telle prise de cons­cience permet de créer une vision pour agir.”

Grâce à nos arti­cles, nos tracts et nos dis­cours qui recen­sent et dén­oncent toutes sortes d’injus­ti­ces et de mau­vais coups, nous, les mili­tants, nous ren­forçons invo­lon­tai­re­ment, par­fois, la poli­ti­que du gou­ver­ne­ment. Comme Van der Lende l’a expli­qué: “Les décideurs veu­lent faire croire aux chômeurs qu’ils sont conti­nuel­le­ment sur­veillés et contrôlés. Ils veu­lent que le Service social et son admi­nis­tra­tion les obsèdent chaque jour. “ S’ils vivent dans la peur, ils conti­nue­ront à faire ce que nous leur disons et cela les empêc­hera de pro­tes­ter”, c’est du moins ce que pen­sent les décideurs.”

Dans son arti­cle “Chômeuses, chômeurs, ne les lais­sez pas vous faire peur !”, Van der Lende dével­oppe un peu plus ces réflexions. Entre eux, les chômeurs repro­dui­sent le climat de peur: “Chaque fois qu’ils se confient l’un à l’autre, ils évoquent tous ces aspects de la répr­ession: les erreurs, le com­por­te­ment abusif des ges­tion­nai­res de clientèle, les échecs des diri­geants poli­ti­ques, l’atti­tude des direc­teurs de ban­ques et leurs primes gigan­tes­ques, alors que les chômeurs eux-mêmes souf­frent de toutes sortes de res­tric­tions, de contre­maîtres racis­tes, etc. Ce pes­si­misme est attisé par la pro­pa­gande que le parti conser­va­teur-libéral (le VVD) et le parti popu­liste de droite (le PVV) dif­fu­sent en faveur des mesu­res stric­tes visant à faire tra­vailler et à cri­mi­na­li­ser tous ceux qui tou­chent des allo­ca­tions chômage. Beaucoup de per­son­nes réag­issent de manière très émoti­onn­elle à ce sujet. Cela confirme l’exis­tence d’un système répr­essif auquel nous ne pour­rions pas éch­apper – et donc la toute-puis­sance de ceux qui déti­ennent le pou­voir en place.”

Et que pen­sent les deman­deurs d’asile?

Récemment, un dis­cours pro­noncé lors d’une des actions de pro­tes­ta­tion dans le cam­pe­ment des deman­deurs d’asile à La Haye m’a fait penser aux réflexions de Van der Lende. Comme c’est sou­vent le cas, l’inter­ve­nant déc­rivait sur­tout les épr­euves que les deman­deurs d’asile et les migrants ont endurées dans les différents Etats européens et sur­tout aux Pays-Bas. L’ora­teur a évoqué ceux qui doi­vent tra­ver­ser des mers dan­ge­reu­ses à bord d’embar­ca­tions de for­tune, les nom­breu­ses noya­des dont ils sont vic­ti­mes, et le fait que, une fois arrivés ici, ils sont mar­gi­na­lisés, affamés, tra­qués, enfermés et expulsés vio­lem­ment. Tout cela mène à l’itinér­ance, la faim, la mala­die, les sui­ci­des, et par­fois même la mort (les vic­ti­mes de l’incen­die de la prison de Schiphol, par exem­ple).

Ayant milité au sein du groupe de sou­tien aux sans-papiers De Fabel van de ille­gaal et dés­ormais à Doorbraak, je connais par cœur ces his­toi­res hor­ri­bles. Je les ai sou­vent racontées moi-même, ora­le­ment et par écrit. Mais com­ment les deman­deurs d’asile présents à la mani­fes­ta­tion de La Haye ont-ils accueilli ce dis­cours? Est-ce moti­vant pour eux de s’enten­dre répéter la liste de tous les pro­blèmes qu’ils affron­tent quo­ti­dien­ne­ment, et d’appren­dre que leur situa­tion, leur misère, pour­rait encore empi­rer? Nos dis­cours n’aug­men­tent-ils pas encore davan­tage leurs crain­tes et ne les démo­tivent-ils pas? Pour les mili­tants soli­dai­res, comme moi, ces dis­cours ne sont pas vrai­ment sti­mu­lants ; com­ment ceux-ci pour­raient-ils ne pas affec­ter les deman­deurs d’asile?

Pourquoi repro­dui­sons-nous cons­tam­ment cette lita­nie morose, non seu­le­ment dans nos dis­cours mais aussi nos arti­cles qui déc­rivent et ana­ly­sent l’aggra­va­tion per­ma­nente des poli­ti­ques gou­ver­ne­men­ta­les? Nous sommes tous cons­cients de la situa­tion, et les deman­deurs d’asile et les migrants dits “illégaux” connais­sent la réalité dure et vio­lente de leur vie quo­ti­dienne. Et pour­tant nous conti­nuons à répéter ces his­toi­res hor­ri­bles en vue d’aler­ter le reste de la société, dans l’espoir que davan­tage de gens réa­giront pour lutter contre cette situa­tion. Malheureusement, une grande partie des Néerlandais approu­vent plus ou moins les prin­ci­pes de cette poli­ti­que. Ils pen­sent que “Les Pays-Bas ne peu­vent accueillir toute la misère du monde”, et n’ont pas vrai­ment envie de connaître les conséqu­ences pra­ti­ques vio­len­tes qui déc­oulent de leur posi­tion.

Beaucoup d’autres se met­tent en colère de temps en temps, mais ils ne sont dis­posés à agir que de façon limitée, avec pru­dence et face à quel­ques “cas” par­ti­cu­liè­rement ter­ri­bles. Ils peu­vent s’iden­ti­fier avec ces cas, et être puis­sam­ment émus par le sort de ces vic­ti­mes. Cependant, au cours de la plu­part des mani­fes­ta­tions à La Haye, les seules per­son­nes impli­quées étaient les deman­deurs d’asile eux-mêmes et leurs sou­tiens soli­dai­res. Bien sûr, ce type de pro­tes­ta­tion publi­que uni­taire génère une sen­sa­tion de force chez les par­ti­ci­pants, mais la mani­fes­ta­tion de La Haye a éga­lement laissé l’image de mani­fes­tants blancs qui, sans le vou­loir, trans­met­taient un mes­sage de peur et d’impuis­sance totale aux deman­deurs d’asile qui subis­sent déjà une énorme pres­sion.

Impuissants?

Ces deman­deurs d’asile et ces migrants prét­en­dument “illégaux” sont-ils vrai­ment aussi impuis­sants que nous le disons? Leurs vies sont cer­tai­ne­ment deve­nues de plus en plus dif­fi­ci­les en raison du tsu­nami de rég­lem­en­tations répr­es­sives qui s’est abattu sur eux au cours des vingt-cinq der­nières années. De plus en plus de deman­deurs d’asile sont trans­formés en des mar­gi­naux en situa­tion irré­gulière, et sont empri­sonnés voire per­dent la vie.

Nous pou­vons en conclure que, si l’État considère toutes ces lois néc­ess­aires, c’est parce que les auto­rités ne réuss­issent pas à rép­rimer aussi faci­le­ment et col­lec­ti­ve­ment les deman­deurs d’asile et les migrants en tant que groupe. Chaque nou­velle règ­lem­en­tation, même si elle est plus répr­es­sive que la pré­céd­ente, tra­duit aussi le fait que l’Etat est obligé de reconnaître que les lois pré­céd­entes n’ont pas pro­duit l’effet désiré. Peu importe com­bien d’énergie et d’argent l’Etat inves­tit dans cette tâche, il appa­raît clai­re­ment que l’immi­gra­tion n’est pas entiè­rement contrô­lable. Les migrants et les deman­deurs d’asile par­vien­nent à conser­ver une cer­taine forme d’auto­no­mie: au bout du compte, ce sont eux – et non l’Etat – qui dét­er­minent où ils veu­lent vivre et rester.

Certes, de nom­breux “sans-papiers” et deman­deurs d’asile tom­bent entre les mains des auto­rités, mais beau­coup réuss­issent aussi à rester aux Pays-Bas. Cela dém­ontre leur dét­er­mi­nation et leur envie de sur­vi­vre, phénomènes face aux­quels l’État n’a tout sim­ple­ment pas de rép­onse effi­cace. Un combat per­ma­nent, quo­ti­dien, se dér­oule entre ceux qui veu­lent rester ici et l’Etat qui fait tout son pos­si­ble pour les en empêcher, les mar­gi­na­li­ser et les expul­ser.

Dans une cer­taine mesure, les nou­vel­les lois et les nou­vel­les rég­lem­en­tations uti­lisées par l’Etat dans ce combat contre les migrants, et les obs­ta­cles qu’il crée, reflètent la façon dont le pou­voir réfléchit et réagit face aux mul­ti­ples moyens qu’emploient les clan­des­tins pour sur­vi­vre. L’exis­tence de bri­ga­des d’inter­ven­tion, par exem­ple dans l’hôte­llerie et la res­tau­ra­tion, et dans le sec­teur de l’hor­ti­culture, montre que les auto­rités esti­ment que les “sans-papiers” uti­li­sent ces sec­teurs pour gagner leur vie. Pour vérifier ces hypo­thèses, les auto­rités com­men­cent sou­vent par finan­cer des cher­cheurs qui se ren­sei­gnent auprès de la police, des fonc­tion­nai­res et de soi-disant “experts”. Ainsi, sous le fal­la­cieux prét­exte de “l’impar­tia­lité des scien­ces socia­les”, l’Etat essaie aussi d’obte­nir des infor­ma­tions auprès des sou­tiens des “sans-papiers”.

Intimidation

L’Etat se sert des nou­vel­les rég­lem­en­tations comme d’une arme, mais il s’appuie aussi sur les déc­la­rations réc­urr­entes des poli­ti­ciens sans scru­pu­les, et sur l’annonce de nou­vel­les mesu­res encore plus répr­es­sives, même si les auto­rités savent à l’avance qu’elles sont inap­pli­ca­bles, par exem­ple en raison de la lég­is­lation europé­enne. Des règ­lem­en­tations déjà mises en œuvre sont sou­vent annoncées plu­sieurs fois, dans le seul but de pro­vo­quer la peur. Cette pro­pa­gande vise à dis­sua­der de nou­veaux deman­deurs d’asile et de nou­veaux migrants de venir ici, et à empêcher les deman­deurs d’asile déboutés de se cons­truire une exis­tence illé­gale. Elle a éga­lement pour objec­tif de démo­ra­liser et d’inti­mi­der les per­son­nes qui sou­tien­nent les “clan­des­tins” et de les convain­cre qu’il n’y a pas d’autre pos­si­bi­lité pour les deman­deurs d’asile déboutés que de “retour­ner” chez eux. En tant que mili­tants, nous cou­rons le risque de contri­buer à ren­for­cer cette atmos­phère menaç­ante à tra­vers nos arti­cles et nos dis­cours.

Les deman­deurs d’asile et les migrants que l’Etat veut dis­sua­der de venir en Europe, qui vien­nent ici en dépit de tout et par­vien­nent à sur­vi­vre, mènent déjà un combat. Cela ne signi­fie pas que les deman­deurs d’asile et les migrants seraient, par défi­nition, tous des mili­tants qui mèneraient une bataille poli­ti­que dét­erminée. Bien sûr, cela est par­fois le cas, mais, fon­da­men­ta­le­ment, ils rés­istent, par pure néc­essité, à la puis­sante répr­ession à laquelle ils sont confrontés dans la rue. Objectivement par­lant, un combat per­ma­nent, litté­ra­lement à la vie à la mort, se dér­oule entre l’Etat et les per­son­nes dont la prés­ence ici est déclarée “illé­gale” par les auto­rités. Ce combat, nous devons admet­tre que les “sans-papiers” peu­vent dif­fi­ci­le­ment le gagner, mais l’Etat en est lui aussi inca­pa­ble.

En fin de compte, la pro­lifé­ration des lois répr­es­sives montre que l’Etat est rela­ti­ve­ment impuis­sant face à la créa­tivité des migrants et des deman­deurs d’asile dans leur lutte pour la survie. Certes, indi­vi­duel­le­ment, de nom­breux migrants trou­vent la mort dans cette lutte, mais, col­lec­ti­ve­ment, les “clan­des­tins”, comme les a bap­tisés l’Etat, conti­nuent à exis­ter. En d’autres termes: l’Etat est impuis­sant contre l’immi­gra­tion en tant que mou­ve­ment auto­nome, fina­le­ment incontrô­lable. Malgré toute la machi­ne­rie lour­de­ment armée contre l’immi­gra­tion et conti­nuel­le­ment étendue par des moyens mili­tai­res, et en dépit de la mobi­li­sa­tion de toute la société contre les “sans-papiers”, comme en tém­oignent les innom­bra­bles contrôles d’iden­tité menés chaque jour par différents types d’auto­rités, afin de vérifier leur iden­tité et la légi­timité de leur résid­ence aux Pays-Bas.

Une lutte invi­si­ble

Les “sans-papiers” ne se bat­tent géné­ra­lement pas pour leur survie en tant que groupe. Cette lutte com­mence le plus sou­vent au niveau indi­vi­duel, chacun pour soi. Ils essaient de se donner du cou­rage, d’éch­apper aux contrôles, de trou­ver du tra­vail et un loge­ment – et de les garder. Pour tout cela, ils béné­ficient sou­vent de l’aide de leurs famil­les, d’amis, de collègues voire de com­pa­trio­tes “clan­des­tins”. Les auto­rités essaient de rendre cette soli­da­rité aussi dif­fi­cile que pos­si­ble, et ten­tent même de cri­mi­na­li­ser toute forme d’aide. Mais, malgré tout, l’Etat ne peut pas réussir à mener à bien son projet, et ceux qu’il trans­forme en “clan­des­tins” par­vien­nent à sur­vi­vre. Cela est, en soi, une force d’oppo­si­tion tan­gi­ble.

La plu­part du temps, elle est invi­si­ble aux yeux du grand public. Une lutte sourde se dér­oule entre l’Etat et les deman­deurs d’asile, les immi­grés et ceux qui les entou­rent. De temps en temps, une partie de ce combat devient visi­ble, par exem­ple lorsqu’une opé­ration de la police est cou­verte par les médias parce que quelqu’un est tué. Ou lors­que des grou­pes de migrants ou de deman­deurs d’asile contre-atta­quent ouver­te­ment en orga­ni­sant des mani­fes­ta­tions, des cam­pe­ments mili­tants ou des grèves de la faim. Au cours des der­niers mois, en par­ti­cu­lier, les cam­pe­ments mili­tants qui ont surgi ici et là aux Pays-Bas ont attiré l’atten­tion. Auparavant, les deman­deurs d’asile qui étaient deve­nus “clan­des­tins” avaient orga­nisé des cam­pe­ments, entre autres dans les bois près d’Utrecht, mais main­te­nant ils affir­ment eux-mêmes ouver­te­ment leur prés­ence, col­lec­ti­ve­ment et de façon orga­nisée dans les cam­pe­ments.

Il est impor­tant de garder à l’esprit que ces cam­pe­ments ne sont que la pointe émergée de l’ice­berg, une excep­tion dans la lutte. Cette fois, ces deman­deurs d’asile ont décidé de se battre publi­que­ment pour leur survie et d’une façon plus offen­sive – mais la lutte quo­ti­dienne conti­nue aussi à l’extérieur des cam­pe­ments, comme avant. Cette lutte n’a pas com­mencé du jour au len­de­main à cause d’un cam­pe­ment de pro­tes­ta­tion, elle existe depuis long­temps et conti­nuera tant que l’État cher­chera à contrôler l’immi­gra­tion.

Obéir à la loi?

En por­tant leur combat sur la place publi­que, les “sans-papiers” sont capa­bles de mobi­li­ser un plus grand sou­tien poli­ti­que et matériel que cela n’aurait été pos­si­ble autre­ment. Cependant, en même temps, c’est un “choix” dan­ge­reux qui pour­rait les rendre plus vulné­rables. Tant que leurs réseaux de sou­tien réguliers étaient “invi­si­bles”, les auto­rités avaient du mal à les com­bat­tre. Comme nous l’avons vu à main­tes repri­ses aupa­ra­vant, l’Etat va s’effor­cer de gagner contre ces per­son­nes, contre les grou­pes et les partis poli­ti­ques qui se pla­cent à leurs côtés et sou­tien­nent les cam­pe­ments de pro­tes­ta­tion et autres actions col­lec­ti­ves. Cela est vrai, par exem­ple, pour les partis pro­gres­sis­tes qui finis­sent tou­jours par choi­sir de déf­endre les intérêts de l’entre­prise “Pays-Bas”, car ils ne sont que trop dis­posés à rejoin­dre ceux qui déti­ennent le pou­voir, et c’est vrai aussi pour cer­tains chrétiens qui pen­sent tou­jours qu’ils savent ce qui est bon pour ces “pau­vres” “clan­des­tins”: un retour “volon­taire” dans leur pays d’ori­gine.

Peut-être est-ce une autre raison pour laquelle nous, les mili­tants de la gauche radi­cale, nous pré­férons évoquer lon­gue­ment les nom­breu­ses formes de répr­ession contre les deman­deurs d’asile et les migrants: pour dép­asser cette atmos­phère saturée d’his­toi­res tris­tes et si fréqu­emment entre­te­nue par les asso­cia­tions de sou­tien, que leurs mem­bres soient chrétiens ou appar­tien­nent aux clas­ses moyen­nes. Les deman­deurs d’asile et les migrants doi­vent sou­vent sup­por­ter ce pater­na­lisme, sur­tout quand ils dis­po­sent de peu d’autres sour­ces de sou­tien, et ils sont obligés de tou­jours leur expri­mer de la gra­ti­tude.

Ces éléments des clas­ses moyen­nes, si res­pec­tueux de la loi, n’apprécient cepen­dant pas que l’on mette en évid­ence l’auto­no­mie des migra­tions, des migrants et des deman­deurs d’asile. Ils n’aiment pas que l’on sou­li­gne que le com­por­te­ment des migrants représ­ente en fait un bras d’hon­neur aux auto­rités qui ten­tent de rép­rimer et mar­gi­na­li­ser les sans-papiers. Peut-être devrions-nous mettre davan­tage l’accent sur la véri­table soli­da­rité et la force des deman­deurs d’asile dans nos arti­cles et nos inter­ven­tions orales: pour chas­ser ce nuage suf­fo­cant dif­fusé par les mem­bres des clas­ses moyen­nes, ce serait sans doute un moyen beau­coup plus effi­cace que de dén­oncer sans cesse les pou­voirs gigan­tes­ques de l’État.

Une main-d’œuvre utile

Bien que l’Etat et les indi­vi­dus mar­gi­na­lisés par les auto­rités soient en lutte cons­tante, cela ne signi­fie pas pour autant que son objec­tif soit d’expul­ser l’ensem­ble des “sans-papiers”, une fois pour toutes. En partie, oui, mais en même temps, les décideurs savent aussi que cela nui­rait au bon fonc­tion­ne­ment de l’éco­nomie et aux pro­fits des entre­pri­ses, si tous les tra­vailleurs en situa­tion irré­gulière quit­taient les Pays-Bas. Une partie considé­rable de notre éco­nomie est main­te­nue à flot grâce aux bas salai­res des “sans-papiers”.

Le combat quo­ti­dien entre le gou­ver­ne­ment et les “clan­des­tins” peut même être considéré comme une sorte de mécan­isme de sél­ection, qui ne conserve que les per­son­nes les plus fortes et les plus créa­tives – exac­te­ment ceux dont “notre” éco­nomie néo-libé­rale a tant besoin. Pour ce seg­ment de la main-d’œuvre, en dehors de la répr­ession, aucun inves­tis­se­ment de l’Etat n’est néc­ess­aire: pas de soins de santé, d’allo­ca­tions chômage, de retraite ni de frais d’édu­cation. Tout cela est pris en charge par les “sans-papiers” et leurs sou­tiens. Cela expli­que pour­quoi la chasse aux “clan­des­tins” dans l’indus­trie hor­ti­cole néerl­and­aise est habi­tuel­le­ment prévue après la pér­iode des réc­oltes.

Alors devons-nous arrêter d’en parler, arrêter d’ana­ly­ser les effets bru­taux du contrôle des migra­tions, les nou­vel­les poli­ti­ques de répr­ession, les rap­ports et les arti­cles rédigés par des spéc­ial­istes de l’immi­gra­tion, les com­men­tai­res des poli­ti­ciens de droite et de gauche? Non, bien sûr que non !

Mais nous devons mettre en valeur une pers­pec­tive qui parte des ini­tia­ti­ves de la base et non du pou­voir, dans nos ana­ly­ses et nos inter­ven­tions, en sou­li­gnant davan­tage l’impor­tance des com­bats et des succès obte­nus à la fois en Hollande et dans d’autres pays. Il nous faut mettre l’accent sur les vic­toi­res quo­ti­dien­nes rem­portées par les “sans-papiers” dans leur bataille pour rester dans ce pays. Nous pour­rions éga­lement cesser de com­men­ter dans nos médias, et lors de nos réunions et mani­fes­ta­tions, le moin­dre pet ou la moin­dre menace raciste lancé par les poli­ti­ciens et les fai­seurs d’opi­nion.

Eric Krebbers